Dans les bottes d'une pêcheuse #1

in #nature6 years ago (edited)

Au cours de ma césure sur les interactions cétacés – pêche industrielle, j’ai fini par travailler sur les thoniers Polynésiens.

Logique, mon stage ayant pour sujet la détection des cachalots autour des palangriers pêchant la légine, loin au Sud, autour des archipels de Kerguelen et Crozet. Les complexités de la vie m’ont donc poussée effectivement vers le Sud, dans un climat légèrement différent, en Polynésie Française. Les problématiques autour de la pêche y sont en apparence similaires –bien qu’en réalité aussi éloignées qu’elles le sont géographiquement. J’y ai rejoint le CRIOBE, laboratoire basé à Moorea, pour étudier les interactions des thoniers avec les requins et cétacés. Mon étude s’organise autour de trois aspects : traitement des données déjà collectées, embarquement sur des bateaux de pêche, enquête auprès des pêcheurs. Ceci résume mon expérience et les réflexions associées à mon périple hauturier, une aventure délicieusement douloureuse.

Le premier épisode, uniquement photographique, est ici. Il y en aura deux autres !

La pêche industrielle au thon

En Polynésie Française, on ne déconne pas avec la pêche.

Près de 13 000 tonnes y sont pêchées par an toutes pêches confondues, dont 6000t de thons. Contrairement à la métropole (pour info, 5000 tonnes de thons par an), beaucoup pêchent directement pour se nourrir ; la pêche de subsistance représenterait 2000 tonnes annuelles. La pêche y est donc un enjeu économique, mais, pratiquée individuellement dans les récifs, c’est aussi une forte composante culturelle.

La pêche commerciale est divisée en côtière et hauturière.

Je ne vous parlerai pas de la pêche dans les coraux, de l’aquaculture des rori (concombres de mer) et autres bénitiers, sources des précieuses perles Tahitiennes.

La pêche hauturière,

ciblant le thon, ne pèse pas moins de 3 milliards de francs polynésiens (quelques 25 millions d’euros). Il s’agit d’une pêche industrielle, mais elle reste « minime » à côté de la palangre espagnole ou chinoise. Pour deux raisons : l’exploitation de la ressource est moins intensive et la flotte est toute petite à côté de ces autres géants. D’ailleurs Les thoniers Polynésiens font entre 13 et 25m (d’autres flottes en ont d’une centaine de mètres). La pêche est limitée à la Zone Economique Exclusive du territoire (ZEE). Enfin, « limitée » à 550 000 000km², soit la taille de l’Europe. Aucun navire étranger n’est autorisé dans cette zone.

Et pourtant, la pêche hauturière ne se porte pas très bien. Le nombre de vaisseaux était en continuelle baisse, au mieux la production stagne, pour un effort de pêche croissant. La flotte est en augmentation et renouvellement (avec construction locale en prime). La pêche est encouragée par des aménagements fonciers et des subventions. La Direction des Ressources Maritimes et Minières (DRMM) a obtenu le label MSC pour la pêche aux thons germons et jaunes (il suffit d’une rapide recherche pour voir les énormes critiques faites au label). L’étude sur les compétitions avec les cétacés rentre dans le cadre de cette obtention.

La difficulté d’embarquer

Je travaillai donc directement en lien avec la DRMM et je les remercie pour toute leur aide. Le mode de fonctionnement Polynésien est très différent de celui de métropole, pour le meilleur comme le pire. Le travail est plus souple, je dirai, et l’organisation se fait au temps présent. J’imagine que le stress en est réduit, mais souvent, l’efficacité aussi. Tous les délais furent longs : pour obtenir des réponses, des données (en accès très contrôlé qui plus est) et, bien sûr, les embarquements à bord des thoniers.

J’ai loupé mon premier embarquement,

le navire étant parti sans moi. On avait un rendez-vous polynésien… Trouver une seconde opportunité prit 3 semaines. Il y a plusieurs raisons : de nombreux navires étaient déjà en mer, le navire doit avoir la capacité d’accueil nécessaire (un 13m ne peut pas accueillir en plus des marins), l’armateur et le capitaine doivent accepter un observateur et bien sûr, accepter une femme. Tous les pêcheurs sont des hommes sauf une capitaine (il y a des femmes à la DRMM ou au port). Donc peu de bateaux pour m’accueillir…

Trois marées à bord de thoniers

J’ai embarqué sur deux thoniers,

avec deux équipes complètement différentes. J’ai eu le plaisir d’embarquer deux fois avec le capitaine que j'appellerai Sunset, à bord d’un catamaran de 25 mètres. Il comprenait deux cales pour les poissons et plusieurs cabines – une m’étant réservée. Trois ou quatre marins étaient de la marée. Pour la plupart, ils travaillent ensemble depuis plus de 10 ans. J’ai ensuite embarqué sur un autre thonier, plus petit, avec le capitaine Oil. Les quatre marins m’ont offert un lit dans leur cabine et m’ont initiée à Games Of Thrones. Merci au capitaine, sadique maitre du spoiler dans la minute même de l’évènement fatidique.

J’ai aimé la mer, qui m’a accueillie en amie.

Pas de contacts extérieurs, du temps pour penser, travailler, dessiner. Ce fut une délicieuse découverte de la vie sur l’eau. Les pêcheurs m’ont reçue en princesse et m’ont toujours aidée (jusqu’à me cuisiner des plats végétaliens, face à leurs assiettes de riz/viande/viande/poisson/pâtes, un des équipages consommaient plus de viande congelée que de poissons pêchés par leurs soins). Chaque équipage a sa propre organisation, toujours la même : c’est chacun sa place.

J’ai rencontré la mer, la pêche, les hommes.

Ils ont été adorables. Leur travail est très difficile : ils dorment peu, forcent sur leur corps, s’éloignent constamment de leur famille (c’est vrai que la mer les adopte) et la récompense de leur travail est très variable. Ceux avec qui j’ai vécu se lèvent, s’ils se sont couchés, avec le sourire, ils chantent tahitien en accrochant les appâts, ils secouent les fesses en remontant les prises, ils se motivent et s’aident. Ils passent le temps distraits devant des films ou en jouant à Fifa.

Nos valeurs sont très différentes, nos visions du monde et notre mode de réflexion aussi.

Je les ai adorés, nous avons ri ensemble, nous avons prié pour du poisson, pesté contre les requins… Je les ai détestés aussi. Quand l’atmosphère était noire, c’en était trop des yeux révulsés, des derniers combats compulsifs des corps, de leurs cœurs battant sur le sol. D’un sourire, il fallait cacher ces sombres pensées : « allez ! le prochain c’est un yellow ! ». Un cœur de thon encore battant est un délice, parole de pêcheur.

Et voilà pour cette première partie ! La prochaine fois on parlera de la pêche, la méthode et les espèces pêchées. Avec un petit teaser en image. 😉

Toutes les photos sans crédits explicites sont miennes, plus par ici.

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